Faut-il voir dans l’ordonnance de Charles IX édictée en 1560 l’origine de la mission de l’architecte des bâtiments de France ? La mission d’entretien et de protection du patrimoine laissée à la discrétion des propriétaires, certes sous le contrôle des juges, maires, échevins et conseillers des villes, manquait à cette époque d’une administration dédiée.
C’est Henri IV qui, en réformant l’administration des Bâtiments et en nommant les surintendants pour commander les travaux ainsi que les architectes pour les exécuter, donna au patrimoine les premiers moyens humains et matériels nécessaires à sa protection. Le roi confia à Sully la haute responsabilité sur le patrimoine en le nommant surintendant des Bâtiments par lettres patentes du 12 novembre 1602. L’esprit centralisateur de l’administration mise en place par Henri IV et Sully atteindra son apogée avec Colbert puisque la surintendance des Bâtiments deviendra, sous le règne de Louis XIV, un véritable ministère des Beaux-Arts. Même si l’on peut déceler dans ce que furent les surintendants des Bâtiments, puis dans le ministère des Beaux-Arts, l’origine d’une véritable administration d’État pour la protection et l’entretien du patrimoine, il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour assister à la naissance d’un véritable corps d’architectes des bâtiments de France.
C’est en 1897 que furent installés dans les départements les architectes des monuments historiques, avec l’importante précision que ces derniers devaient avoir leur résidence sur les lieux. Il s’agissait d’architectes exerçant à titre libéral, possédant un cabinet privé, par ailleurs chargés de cette mission publique par un arrêté du secrétaire général des Beaux-Arts. Même si ces nouveaux architectes étaient dotés d’un statut par un décret du 12 avril 1907 (modifié par un décret du 20 décembre 1935). il fut vite observé que la faible rémunération octroyée pour l’exercice de cette mission allait amener ces professionnels à privilégier leur activité privée, au détriment de leur mission officielle. Au point que les candidatures à ces fonctions devinrent rares, et la qualité des impétrants de plus en plus discutable. À la fin des années 1930, la Cour des Comptes dénonçait le mauvais entretien des monuments classés. L’État dut alors constater que seule la création d’un corps d’architectes fonctionnaires permettrait d’assurer une conservation pérenne des bâtiments de France. D’importantes lois de protection sont intervenues entre 1930 et 1946, qui justifiaient la création de ce corps d’architectes fonctionnaires.
Un nouveau corps d’architectes fonctionnaires
En premier lieu, la loi du 2 mai 1930, relative à la protection des monuments naturels et des sites, a mis en évidence la nécessité d’une administration chargée de la protection du patrimoine naturel. Même si les éléments naturels bénéficiaient déjà d’un embryon de régime de protection avec la loi du 21 avril 1906, ce dernier texte avait trop souvent réservé la protection aux œuvres exceptionnelles de la nature, comme ce fut le cas avec la loi de 1913 sur les monuments historiques pour les œuvres dues au génie des hommes. Au point que toutes les protections intervenues au titre de la loi de 1906 portaient sur des curiosités naturelles telles que des rochers, grottes, cascades, belvédères, soit des éléments présentant un intérêt plus souvent touristique que patrimonial. L’intérêt de la loi du 2 mai 1930 aura donc été de bouleverser cette conception restrictive en introduisant une notion nouvelle, celle de site et de paysage permettant la protection de vastes ensembles urbains ou ruraux. Ce nouveau régime marque l’abandon de la notion de protection statique héritée des monuments historiques, ouvrant alors la perspective d’une protection beaucoup plus évolutive.
On est loin d’un simple recensement des monuments en vue de leur restauration cher à Mérimée et à Viollet-le-Duc. Désormais, la ville n’est pas la juxtaposition de monuments. La notion d’ensemble dans lequel les monuments s’inscrivent prend tout son sens. Elle s’imposera tardivement dans le dernier tiers du XXe siècle, dans l’esprit qui a animé l’adoption de la Charte de Venise en 1964.
De même, la loi du 25 février 1943, relative à la protection des abords des monuments historiques, rendait tout aussi nécessaire la création dans chaque département d’une administration compétente pour veiller tout à la fois sur les monuments historiques et les sites. Cette loi rompt aussi avec la logique de la loi du 31 décembre 1913, qui confinait l’intérêt patrimonial à l’immeuble pris dans son objet et nullement dans son contexte. À une époque où les monuments historiques étaient en France au nombre de trente mille environ (on compte aujourd’hui vingt-huit mille monuments inscrits et quinze mille monuments classés), on prend la mesure du travail des architectes des monuments historiques, dont la rémunération ne permettait pas d’assurer dans des conditions satisfaisantes le contrôle des monuments et de ses abords. À cela s’ajoutait une difficulté supplémentaire car les architectes des monuments historiques, qui exerçaient principalement à titre libéral, se trouvaient en situation de devoir contrôler les projets de leurs confrères exerçant dans le même département. On voyait poindre une difficulté quant à l’impartialité de celui qui devait exercer au nom de l’État un regard indépendant. À l’évidence, le statut de fonctionnaire est rapidement apparu comme pouvant donner à la fonction le gage d’impartialité nécessaire.
Également la loi du 12 avril 1943, relative à la publicité, à l’affichage et aux enseignes, en posant le principe de l’interdiction de l’affiche publicitaire hors des agglomérations, viendra renforcer le rôle des représentants locaux du service des monuments historiques, notamment pour établir la liste des édifices et monuments non protégés, ainsi que des ensembles architecturaux, sur lesquels l’affichage serait interdit.
C’est dans ce contexte qu’ont été créées, par un décret du 21 février 1946, les agences des bâtiments de France. Par ce décret, l’architecte des bâtiments de France était statutairement chargé « des travaux d’entretien et de réparation ordinaires dans les bâtiments civils et palais nationaux de sa circonscription » et remplaça progressivement l’architecte ordinaire des monuments historiques.
Dès 1946, les deux missions essentielles des ABF sont ainsi énoncées : entretien des monuments historiques et visa sur tout projet de travaux dans le champ de visibilité. Le décret du 6 mars 1979 remplacera les agences des Bâtiments de France par les services départementaux de l’architecture. Les architectes des bâtiments de France, exerçant pour l’essentiel leurs fonctions dans ces services départementaux, bénéficieront d’un nouveau statut par un décret du 27 février 1984 qui abrogera les décrets des 20 décembre 1935 et 21 février 1946.
Enfin, un nouveau corps unique a été créé en 1993. Il s’agit du corps des architectes et urbanistes de l’État (AUE) réunissant désormais les deux corps qui existaient jusqu’alors : celui des ABF et celui des urbanistes de l’État. Aujourd’hui, le statut du corps des architectes et urbanistes de l’État est régi par le décret du 2 juin 2004 et les ABF, au nombre d’environ deux cent cinquante, y sont soumis. Leur mission est ainsi définie : « Ils veillent à l’application de la législation sur l’architecture, l’urbanisme, les sites, les monuments historiques et leurs abords. »
Les réformes relatives à l’urbanisme et à la décentralisation
La loi Malraux du 4 août 1962, portant création des secteurs sauvegardés, fera de l’ABF un acteur majeur tant dans la procédure d’élaboration du plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV) que du régime d’autorisation des travaux extérieurs et intérieurs des immeubles inclus dans le périmètre de ce plan. De même, la loi du 3 janvier 1977 portant réforme de l’architecture, en décrétant l’architecture d’intérêt public, entend donner un nouveau sens au rôle des services qui instruisent les demandes d’autorisation d’urbanisme, et en premier lieu aux ABF. Le décret du 6 mars 1979 instituant les services départementaux de l’architecture donne mission à ces derniers de s’assurer de la qualité architecturale et urbaine. Enfin, les lois de décentralisation de 1982 et 1983, qui ont entraîné un transfert important de compétences au profit des communes, a fait de l’ABF un interlocuteur privilégié (certes parfois contesté) des maires. La loi du 7 janvier 1983 a créé les zones de protection du patrimoine architectural (ZPPAU) et conféré à l’ABF un rôle nouveau de coordination de l’étude, puis de vérification de la conformité des projets avec les dispositions réglementaires de la ZPPAU annexées au plan d’urbanisme de la commune. Ensuite la loi du 7 janvier 1983 dit désormais que les permis de construire sont délivrés par le maire au nom de la commune (et non plus au nom de l’État). Cette réforme a bouleversé l’articulation du droit de patrimoine historique etesthétique avec le droit de l’urbanisme. Désormais, dans une commune dotée d’un POS approuvé (ou d’un PLU), le maire agit au nom de la commune et délivre lui-même les autorisations d’urbanisme. Mais dans les secteurs sauvegardés, la décision prise par les autorités compétentes en matière d’urbanisme exige l’accord préalable de l’ABF (avec un pouvoir d’évocation et de substitution du ministre de la Culture). On sait aussi que jusqu’à la récente et très contestée loi du 3 août 2009, l’avis conforme de l’ABF était exigé pour tous travaux d’importance réalisés dans le périmètre de la ZPPAUP. Cette réforme, qui sera vraisemblablement remise en cause prochainement, met fin à l’avis conforme de l’ABF qui constituait, certes, un accord sur le projet, mais dont peu de maires concernés avaient eu à se plaindre. Évidemment l’ABF tient toujours du code du patrimoine, qui a codifié les lois 1913 et 1930, des pouvoirs importants qui se traduisent par la nécessité d’un avis conforme dans les périmètres concernés. On le voit, ces importantes réformes portant sur les documents d’urbanisme ou l’organisation territoriale ont sensiblement transformé les rapports entre l’’ABF et les maires.
D’autres textes ont également eu quelques incidences. Par exemple, la loi Solidarité et Renouvellement Urbains du 13 décembre 2000 permettant la modification des périmètres de protection autour des monuments historiques. Également la loi du 8 janvier 1993 étendant les ZPPAU aux enjeux paysagers, et permettant désormais de dénommer ces documents par l’acronyme ZPPAUP. Ce même texte a créé le « volet paysager », pièce importante du dossier de demande de permis de construire. L’intégration de ce volet au dossier de permis offre à l’ABF, quand il est saisi, une meilleure appréciation de l’impact du projet sur le patrimoine naturel, architectural et urbain.
Enfin, l’article L 123-1 (7°) du code de l’urbanisme, dont la rédaction actuelle est pour l’essentiel issue de la loi du 31 décembre 1976, offre à l’ABF d’importantes possibilités d’intervention. Même si l’origine de ce texte remonte à la création du POS en 1967, le dispositif a été notablement enrichi, notamment à l’occasion de la loi sur le paysage du 8 janvier 1993. Il répond à la nécessité d’une protection de “troisième type”, initiée par le niveau communal, complémentaire des servitudes au titre des monuments historiques. On peut dire que l’article L 123-1 (7°) constitue aujourd’hui le principal dispositif par lequel les PLU assurent la protection du patrimoine communal. Ici encore, le code de l’urbanisme réserve à l’ABF un important pouvoir de contrôle sur les autorisations d’urbanisme. L’architecte des bâtiments de France a indiscutablement connu une histoire aussi mouvementée que les régimes politiques qu’il a traversés. Mais l’utilité de la fonction incarnée par l’ABF ne s’est jamais démentie. Même depuis la décentralisation, et l’on pourrait même dire surtout depuis cette importante réforme de l’organisation territoriale.
Jean-René Etchegaray
Premier adjoint au maire de Bayonne
(Extrait du colloque organisé au Sénat par les Journées juridiques du patrimoine)